Quand Sauveur Pierre Etienne rend hommage à son ami, Paul DenisDors en paix, Paul ! ¡Adiós compañero!

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Quand Sauveur Pierre Etienne rend hommage à son ami, Paul Denis
Dors en paix, Paul ! ¡Adiós compañero!

Le lundi 11 mars 2024, à 8h du matin, le temps s’arrête à Port-Salut, commune du département du Sud, pour un combattant, un grand homme et un ami. Une nouvelle inattendue secoue le monde politique : le camarade Paul Denis, icône de la gauche haïtienne, est emporté subitement par la faucheuse.

Il allait avoir quatre-vingt-deux (82) ans le 1er avril prochain. Son départ soudain met fin à plus de soixante (60) ans de luttes politiques intenses, de combats périlleux, tant en Haïti que sous d’autres cieux, au nom de l’humanisme socialiste, de la liberté et de l’égalité des femmes et des hommes, en vue de l’avènement d’un monde meilleur pour toutes et pour tous.

En recevant l’appel d’un ami, vers les 8h 30 du matin, me demandant si j’ai des nouvelles de Paul Denis, je lui ai répondu qu’on se parle souvent, qu’on s’est parlé samedi après-midi pendant une demie heure. Se rendant compte que je n’étais pas au courant de la nouvelle, il m’a suggéré d’appeler Jacqueline Prophète, l’épouse de Paul, pour information éventuelle. Suggestion à laquelle je donne suite immédiatement.

Au téléphone, l’ancienne militante du Parti d’Entente populaire (PEP), sereinement, m’assène le coup de massue : « Paul est mort, sans avoir souffert, après un malaise ressenti vers 7h du matin.» Ébranlé, décontenancé, je me suis vite ressaisi quand même pour poursuivre la conversation avec elle…

Pour avoir eu le privilège de militer avec Paul Denis au sein de l’Organisation du Peuple en Lutte (OPL), ce serait manquer à moi-même que de ne pas me découvrir devant le militant politique de gauche, le compagnon de lutte solidaire, l’homme d’État et l’ami fidèle dont j’ai tant admiré l’honnêteté, l’intégrité, la franchise et l’engagement politique.
Né le 1er avril 1942, à Port-Salut, Paul Denis y fait ses études primaires, avant de s’installer à Port-au-Prince, en 1957, afin de poursuivre ses études secondaires. Fasciné dès sa prime jeunesse par le marxisme-léninisme, il intègre le PEP et milite hardiment dans la clandestinité sous le leadership du célèbre médecin et romancier Jacques Stéphen Alexis. Le 20 mai 1959, à l’âge de dix-sept (17) ans, il tombe amoureux de Jacqueline Prophète. Militante politique de gauche, encore plus précoce que Paul, d’une lucidité et d’un pragmatisme étonnant, sûre d’elle-même et ne voulant pas laisser passer la chance d’être aimée par un si bel homme, Jacqueline répond positivement, le lendemain, à la lettre de déclaration d’amour de celui qui deviendra plus tard le compagnon de lutte et l’homme de sa vie.

Les deux tourtereaux s’aiment éperdument, mais ignorent qu’ils militent l’un et l’autre dans la clandestinité dans le même parti politique. Venu voir sa bien-aimée, celle-ci est heureuse de le revoir. Sitôt après, Paul lui apprend qu’il a un rendez-vous à respecter. Ce à quoi Jacqueline acquiesce. Paul est soulagé, sans savoir que Jacqueline l’est tout autant. Arrivés à la rencontre, ils tombent des nues : ils apprennent ainsi qu’ils militent tous les deux au sein du PEP. Dès lors, l’amour et la politique cimenteront leur vie pour toujours.
Ses études secondaires une fois terminées, Paul intègrera la Faculté de Droit et des Sciences administratives, l’ancêtre de l’actuelle Faculté de Droit et des Sciences économiques. Fuyant la dictature de François Duvalier, il transitera par le Canada et la France, avant de s’installer à Bruxelles en 1966, en vue de poursuivre ses études universitaires. Sa dulcinée le rejoindra en 1967. Pour Paul et Jacqueline, l’amour, la politique et la lutte contre le duvaliérisme constituent une triade indissociable. Aussi décident-ils, par patriotisme, de se marier, le 8 avril 1969, à l’Ambassade d’Haïti à Bruxelles. Ils payeront chèrement leur militance anti-duvaliériste : leur acte de mariage n’a jamais été enregistré aux services consulaires de l’Ambassade. En guise de document officiel prouvant qu’ils se sont mariés, ils recevront de l’administration communale de Wavre, le 8 avril 2019, à l’occasion de la célébration du cinquantième anniversaire de leur union conjugale, un pot de fleurs en cristal. Mais cette absurdité de la Papadocratie ne les a pas empêchés de consommer leur mariage qui sera consolidé par la naissance de quatre enfants : Dessalines, décédé, Magny, Akao et Taina, fils et fille chéris qui ont donné trois petits-enfants à Paul et à Jacqueline : Nayah, Kaïs et Lyam.

Dans sa jeunesse, Paul était victime de son charme : il aimait les femmes et elles le lui rendaient bien. De ses aventures extraconjugales naîtront Thomas, d’une Belge ; et Valdy, d’une Haïtienne. Heureusement pour Jacqueline, il s’est assagi avec le temps. Aussi finira-t-il ses jours à Port-Salut, dans les bras de son épouse, à moins d’un mois de son 82e anniversaire.

À la suite de l’emprisonnement, de l’assassinat et de l’exil de plusieurs de ses dirigeants et cadres les plus actifs, le Parti populaire de Libération nationale (PPLN) est démantelé. Les militants et adhérents rescapés de la répression créent, après août 1965, le Parti uni des Démocrates haïtiens (PUDA). Au mois de décembre 1968, le PUDA se rapprochant du PEP, il advient, au début de l’année 1969, la fusion des deux partis marxistes sous l’appellation de Parti unifié des Communistes haïtiens (PUCH).

Comme membre du PEP, Paul ne rejoindra pas le PUCH. Il deviendra en 1972 membre fondateur de l’Union des Forces patriotiques et démocratiques d’Haïti (IFOPADA).
À la chute de la dictature des Duvalier, Paul regagne son pays natal au début du mois d’avril 1986 et s’établit à Port-Salut.

Port-au-Prince étant le centre des activités politiques, il s’y rend souvent et finit par acquérir une maison à l’avenue du Chili.
Je le croise pour la première fois au bureau de Paul Déjean, responsable du Centre de défense des droits humains et d’alphabétisation.

Tout d’abord, s’installe un malaise apparent entre nous. Je crois comprendre la nature du problème : il est maoïste ; moi, marxiste. Une parade me vient à l’esprit pour briser la glace. Le fixant droit dans les yeux, je lui dis : « Deng Xiaoping, être rouge mais technocrate ». Il s’ensuit une conversation cordiale sur La longue Marche de 1934-1935, la création de la petite république communiste du Shaanxi par Mao Zedong en 1936, le Grand bond en avant de 1958-1961, la Révolution culturelle de 1966-1976 et le conflit sino-soviétique de 1969, avant de nous pencher sur le fait sociopolitique haïtien. Il m’apprendra par la suite sa déception, après sa visite en Chine en 1966, en raison du culte de la personnalité voué au Grand Timonier. Le mouvement Lavalas nous rapprochera davantage.

Au Comité exécutif national (CEN) de l’OPL, Irvelt Chéry, Paul et moi formions un trio dynamique, connu dans le grand public sous l’appellation « Les trois mousquetaires ». En réalité, les deux sénateurs protégeaient constamment le porte-parole de l’OPL, les autres sénateurs et députés du parti en faisaient autant. Comme compagnon de lutte, Paul Denis était impeccable. Il ne marchandait jamais sa solidarité toute naturelle. Et Jacqueline ne faisait que précéder et renforcer ce penchant naturel que cultivait son époux et compagnon de lutte.

Chez les Prophète-Denis, l’humanisme socialiste, loin d’être un vernis, un faux-semblant, est une vertu cardinale. Paul et Jacqueline cultivent l’Amitié vraie et la solidarité à un degré inimaginable. Et je sais ce dont je parle. Lorsque, le 5 septembre 1999, des tueurs lavalassiens tentèrent de m’assassiner, alors que mon ex-femme et mes enfants se trouvaient dans le véhicule que je conduisais, je bénéficiai de la solidarité fraternelle manifestée en la circonstance par Paul et Jacqueline.

En août 2000, après mon divorce, j’ai pris logement dans un studio chez Paul et Jacqueline. En fait, on vivait en famille. Quand ma maison fut attaquée et pillée en pleine nuit, après les élections du 26 novembre 2000, par les chimè de Jean-Bertrand Aristide et que Yanick dut se réfugier avec les enfants chez la marraine de Shakwana, ma fille, Paul et Jacqueline étaient abasourdis. Un jour Jacqueline me dit qu’on doit se parler.

En fait, elle voulait savoir pourquoi je ne dormais pas, car la lumière restait allumée toute la nuit dans mon studio. Je lui répondis que je devais préparer mes cours de sociologie du développement et de théories sociologiques classiques et contemporaines. Et Jacqueline d’éclater de rire et de s’exclamer : « Sauveur, pour qui me prends-tu ? Avant de devenir infirmière, j’ai étudié l’économie en Belgique. Laisse-moi t’expliquer pourquoi tu n’arrives pas à dormir : tu penses à tes enfants et ton ex-femme, parce que tu n’habites plus sous le même toit qu’eux et tu n’es plus là pour les défendre contre les chimè.

Je vais te faire une proposition pour que tu puisses retrouver le sommeil : Yanick et les enfants vont chez-moi à Bruxelles. Ainsi, les enfants pourront boucler tranquillement l’année scolaire en Belgique. » Voilà comment mon ex-femme et mes enfants ont eu la vie sauve. Ainsi, Paul et Jacqueline, de même que Denise Prophète, Taina, Magny et Akao, ont joué un rôle important dans la transition conduisant à l’établissement de mes enfants aux États-Unis en juillet 2001 et à leur réussite académique et professionnelle.

Paul Denis, Ernst Colon et moi avons mené, en compagnie d’autres camarades de l’OPL et de la Convergence démocratique (CD) des combats épiques. Comme porte-parole de l’OPL et de la CD, le 21 mars 2001, nous avons dirigé l’opération militaire et politico-médiatique ayant empêché les troupes paramilitaires du régime Lavalas de prendre d’assaut et d’incendier le local de l’OPL et de la CD.

En cette journée mémorable, nous avons mis en déroute des centaines de bandits, tout en évitant le bain de sang programmé par le tyran qui visait la mort politique de l’OPL et de la CD en cette occasion. Ce jour-là, j’ai appris ce que sont l’intrépidité et le courage de Paul Denis.

Paul n’était pas un homme d’argent, encore moins de l’argent sale. Son intégrité était proverbiale. Élément structurant le processus de formation et de construction de l’État, de transformation et d’ascension sociales, la corruption, malformation congénitale, s’avère de nos jours un phénomène de société en Haïti. Aussi s’érige-t-elle en critère d’évaluation par excellence du degré d’intelligence des individus tant dans le secteur public que privé.

Ainsi, l’intégrité morale, loin de constituer, comme il se doit, une vertu, représente, par voie de conséquence, une anomalie dans l’affligeant spectacle du moment : une personne intègre est non seulement mal vue mais classée dans la catégorie d’une espèce noble, en voie d’extinction… En d’autres termes, celles et ceux des élites haïtiennes méritant une telle épithète ne sont pas légion.

Paul Denis, lui, peut se prévaloir d’une telle dignité. À son honneur, il symbolise, aux yeux des honnêtes gens, l’incarnation de cette vertu cardinale. La façon dont il traita, au Sénat de la République, en 1997, le dossier du contrat TEVASA, signé en 1993 entre le régime militaire et la famille Mevs, constitue un exemple frappant. Il refuse même de rencontrer les Mevs avant la publication de son rapport recommandant l’annulation dudit contrat. Et son passage au ministère de la Justice de 2009 à 2011 illustre son degré d’honnêteté.

On peut toujours reprocher à Paul Denis d’avoir commis des erreurs politiques. Mais qui n’en pas commises et qui n’en commet pas ? Et Paul était capable de reconnaître ses erreurs : qualité exceptionnellement rare chez nos compatriotes. Un jour, à Port-Salut, il me fit cette confidence : « Sauveur, tu sais, à l’OPL, quand on se bat, on est à la tête d’une armée de militantes et de militants combatifs, déterminés.

Tandis que dans d’autres structures politiques, on crie à l’assaut et quand on regarde en arrière, on se rend compte qu’on est seul, qu’ils ont tous pris la fuite sans même daigner vous en aviser. » Ce à quoi j’ai répondu : « Quand je parle à mon camarade et ami Paul Denis, je m’adresse au sénateur et dirigeant de l’OPL. Et c’est ainsi que les militantes et militants de l’OPL te considèrent, de même que le grand public… »

En pensant à notre ultime conversation, je suis convaincu que le camarade Paul Denis était particulièrement affecté par la situation d’effondrement sociétal que connaît notre pays. Le camarade Paul Denis cultivait l’honneur et la dignité à un point tel qu’il ne pouvait supporter les propos vexatoires, voire orduriers de gens irresponsables. Aussi mesurait-il ses propres propos afin d’éviter d’offenser les gens de son entourage ainsi que les militants politiques qui le fréquentaient. Voilà l’homme !

Ces lignes retraçant le parcours fascinant du militant politique de gauche, du compagnon de lutte solidaire, de l’homme d’État incorruptible, de l’ami fidèle se veulent un hommage sincère au camarade Paul Denis. Hommage mérité que lui valent son intégrité, son sens de l’Amitié Vraie, de l’honneur et de la solidarité dans les luttes quotidiennes menées et à mener pour l’émergence d’une Haïti accédant enfin au progrès, à la modernité. Mes propos sont, certes, ceux d’un ami-frère. Mais je m’exprime surtout en témoin l’ayant vu à l’œuvre, aux premières loges, à son retour d’exil en Haïti, dans la militance au sein de l’OPL, pendant plus de trois décennies d’intimité fraternelle et de confiance mutuelle absolue. Malheureusement, la faucheuse aux desseins impénétrables a mis fin à nos rapports ô combien enrichissants ! Toutefois, en rendant cet hommage au camarade Paul Denis, à l’immense patriote et au militant politique de gauche qu’il a été, je crois avoir rétabli, pour celles et ceux qui l’ignoraient, son sens de l’honneur, de l’intégrité, de la dignité, de l’engagement politique et de l’humanisme socialiste.

À Jacqueline Prophète Denis, l’épouse tendrement aimée, à Taina, Magny, Akao, Thomas et Valdy, ses enfants, à ses petits-enfants Nayah, Lyam et Kaïs, à Denise Prophète, sa belle-sœur, au nom de Gina, ma femme, de Shakwana et Garaudy, ma fille et mon fils, et en mon nom propre, je présente les sincères condoléances et les fidèles affections de la famille Étienne.

À mon camarade Paul Denis, j’adresse un suprême adieu !!!
Dors en paix, Paul ! ¡Adiós compañero!

Le 18 mars 2024
Sauveur Pierre Étienne.

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