Lettre ouverte au
Dr Ariel Henry, Premier ministre

Date:

Port- au-Prince, le 8 juin 2023

Objet: lettre ouverte au
Dr Ariel Henry, Premier ministre
En ses bureaux,

Je vous Ă©cris Ă  un moment oĂč la politique nationale est en morceaux, faute d’idĂ©es et d’acteurs politiques crĂ©ateurs. L’incapacitĂ© de cette classe politique Ă  la direction d’HaĂŻti depuis environ trois dĂ©cennies Ă  rĂ©flĂ©chir sur les conditions du progrĂšs porte Ă  croire qu’il n’y a plus rien Ă  espĂ©rer, croit une majoritĂ© d’HaĂŻtiens.

Il y a quelques jours, le Haut Conseil de Transition (HCT) avait organisĂ© un forum au cours duquel plusieurs sujets d’intĂ©rĂȘt national ont Ă©tĂ© abordĂ©s, entre autres la sĂ©curitĂ©, la gouvernance publique, la rĂ©forme constitutionnelle. Bien que cette initiative ait rĂ©uni beaucoup de citoyens intĂ©ressĂ©s aux problĂšmes de leur pays, j’ai notĂ© toutefois que nombre d’acteurs politiques et sociaux importants y ont brillĂ© par leur absence.

Depuis longtemps dĂ©jĂ , les dĂ©cisions concernant HaĂŻti ne sont plus prises en HaĂŻti mais Ă  Ottawa, Ă  Washington, Ă  Paris et mĂȘme en RĂ©publique Dominicaine. Les maĂźtres de la politique chez nous sont ailleurs et il est curieux de constater que les acteurs politiques “dominants” qui avaient Ă©voquĂ© toutes sortes de prĂ©textes pour boycotter l’initiative de l’hĂŽtel karibe, trouvent acceptable le choix de la JamaĂŻque comme lieu pour prĂ©senter leurs remontrances et supplications aux tuteurs Ă©trangers, par le biais des leaders de la CARICOM, apparemment mieux Ă©duquĂ©s sur les questions dĂ©mocratiques.

De tels comportements sont indignes et tĂ©moignent encore une fois la dĂ©gĂ©nĂ©rescence d’HaĂŻti, une dĂ©chĂ©ance assumĂ©e par toute une classe d’hommes toujours Ă  la recherche du pouvoir hors norme. Cela me fait penser Ă  cette phrase du grand GĂ©nĂ©ral François Saint Surin Manigat : « HaĂŻti, ma patrie, tes fils dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s t’ont trahie ».

Je vous Ă©cris, Monsieur le Premier ministre, parce que je refuse de me complaire dans une situation qui ne fait pas honneur Ă  HaĂŻti, Ă  l’Ă©lite haĂŻtienne dont je fais partie. Je ne dĂ©fends pas l’Accord du 21 dĂ©cembre 2022 encore moins celui de Montana. Je me refuse Ă  ĂȘtre partisan. Les mĂ©dias et les rĂ©seaux sociaux ont cette tendance Ă  classer les gens dans des catĂ©gories, selon leur logique manichĂ©enne et indigente. Mon rĂŽle en tant que professeur d’universitĂ© est de dire sans complaisance, sans faux-fuyant ce qui est faisable dans l’intĂ©rĂȘt du collectif. Depuis deux ans, nous sommes dans une situation oĂč nous ne prenons pas le temps d’analyser les actions irrĂ©flĂ©chies qui nous ont amenĂ©s Ă  cette grande impasse, Ă  ce blocage politique. Être pro-gouvernemental ou pro-opposition relĂšve assurĂ©ment d’un certain fanatisme et surtout d’une grande bĂȘtise. En politique, faut-il le rappeler, tout est une question de stratĂ©gies, de rapports de force, de rapprochements, d’alliances, et surtout de nĂ©gociations, c’est-Ă -dire, prĂ©cisĂ©ment, la capacitĂ© de dĂ©passer les oppositions naturelles et les calculs particuliers afin de parvenir Ă  des compromis dans l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.

Le dialogue inter-haĂŻtien transposĂ© hors du territoire haĂŻtien traduit notre incapacitĂ© Ă  dialoguer sur des questions d’intĂ©rĂȘt national. C’est quoi le dialogue? ConsidĂ©rĂ© comme une vertu de la civilisation occidentale, le dialogue, outil indispensable pour rĂ©soudre les conflits en dĂ©mocratie, est un Ă©change de paroles et d’actions libres. En HaĂŻti, quand on Ă©voque le dialogue, on constate que chacun veut imposer ses propres termes du dialogue Ă  l’autre. Nous sommes dans une situation de l’anti-dialogue dans lequel les acteurs politiques s’enferment. Cette incomprĂ©hension conceptuelle me fait craindre que les assises de la JamaĂŻque ne soient une nouvelle occasion pour les HaĂŻtiens de fortifier leurs dĂ©saccords, de manifester leur haine rĂ©ciproque. Il n’y a pas longtemps, l’intellectuel brĂ©silien Ricardo Seitenfus, ancien ambassadeur de l’OEA en HaĂŻti, a publiĂ© un article dans le journal “Le Nouvelliste” dans lequel il affirmait que les HaĂŻtiens ne comprenaient pas le concept de transition. Chez nous, tout est galvaudĂ© parce que la dĂ©valorisation de l’intelligence fait partie de notre culture politique. Nous avons trop l’habitude de cracher sur ce qui excelle, sur ce qui nous est propre, ce qui nous amĂšne en fin de compte Ă  tout dĂ©truire.

Une fois, j’ai entendu l’Ă©conomiste Fritz Jean dĂ©clarer sur les ondes de Radio CaraĂŻbes qu’il a Ă©tĂ© Ă©lu prĂ©sident Ă  la suite d’élections organisĂ©es au second degrĂ©. Les journalistes qui menaient l’entrevue n’avaient pas jugĂ© bon de rectifier. Sa dĂ©claration n’était qu’une invention planifiĂ©e en vue d’atteindre un but bien spĂ©cifique et en effet cela a fonctionnĂ© pendant un certain temps. Nous sommes arrivĂ©s Ă  un tel niveau d’acceptation de l’ignorance que des gens ont fini par croire aux dĂ©sinformations qu’ils ont eux-mĂȘmes fabriquĂ©es.

Qu’est-ce qui se passe rĂ©ellement sur le plan politique et constitutionnel depuis l’exĂ©cution brutale du PrĂ©sident Jovenel MoĂŻse? Lorsque cet Ă©vĂ©nement douloureux avait eu lieu, le 7 juillet 2021, l’ordre constitutionnel et dĂ©mocratique Ă©tait dĂ©jĂ  interrompu du fait du dysfonctionnement de la Chambre des dĂ©putĂ©s (celle-ci n’ayant pas Ă©tĂ© renouvelĂ©e comme le prescrit l’article 92 de la Constitution) et de l’amputation du sĂ©nat de ses deux tiers. Nous Ă©tions dans une situation oĂč les trois pouvoirs de l’État ont Ă©tĂ© anĂ©antis. Étant donnĂ© que la Constitution de 1987 ne prĂ©voit pas qu’une branche de l’État puisse ĂȘtre en vacances, il n’y avait donc pas de solution constitutionnelle pour la gouvernance post Jovenel MoĂŻse. Il Ă©tait donc impossible de dĂ©signer constitutionnellement un successeur au prĂ©sident dĂ©funt. C’Ă©tait plus qu’une catastrophe pour un prĂ©sident Ă©lu dĂ©mocratiquement dont la fonction principale Ă©tait justement de s’assurer que les institutions dĂ©mocratiques et lĂ©gitimes fonctionnent aux termes des dispositions de l’article 136 de la Constitution. Nos dirigeants ont du mal Ă  comprendre que garder les institutions en vie est la meilleure politique. Une exigence dĂ©mocratique.

L’article 149 de la Constitution Ă©voquĂ© par l’ancien Premier ministre intĂ©rimaire, Dr Claude Joseph, pour rĂ©cupĂ©rer le pouvoir aprĂšs avoir Ă©tĂ© dĂ©mis de sa fonction par l’arrĂȘtĂ© vous nommant premier ministre, avait Ă©tĂ© hors d’application et ne saurait ĂȘtre Ă  la base de votre pouvoir. L’Ă©voquer Ă©quivalait Ă  du bricolage juridique. La clause en question prĂ©voit deux cas de figure :
1) Si la vacance survient dans la moitiĂ© du mandat prĂ©sidentiel, pour assurer la continuitĂ© dĂ©mocratique et constitutionnelle, le Conseil des ministres, la plus haute autoritĂ© politique du pays, sous l’autoritĂ© du Premier ministre, assure pendant quatre-vingt-dix jours (90) Ă  cent-vingt (120) jours toute la fonction exĂ©cutive et dispose de ce dĂ©lai pour organiser des Ă©lections prĂ©sidentielles.
2) Si la vacance se produit Ă  la fin du mandat prĂ©sidentiel, c’est l’AssemblĂ©e nationale qui a la charge d’élire un nouveau prĂ©sident pour le temps qui reste Ă  courir. L’absence de la Chambre des dĂ©putĂ©s et le SĂ©nat amputĂ© de ses deux tiers rendaient impossible la rĂ©alisation du deuxiĂšme cas de figure. Or c’Ă©tait ce deuxiĂšme cas de figure qu’il fallait envisager, car l’annĂ©e 2021 correspond Ă  la pĂ©riode oĂč le prĂ©sident dĂ©funt entamait la cinquiĂšme annĂ©e de son mandat si, bien entendu, l’on considĂšre que ce dernier devait prendre fin le 7 fĂ©vrier 2022 et non en 2021 (comme le prĂ©voit l’article 134-2 de la Constitution, clause dĂ©rogatoire fruit de l’amendement de 2011). La vacance prĂ©vue Ă  l’article 149 de la Constitution n’ouvre pas la voie Ă  la transition politique mais Ă  la poursuite de la continuitĂ© dĂ©mocratique et constitutionnelle. Cette disposition mal comprise est hors d’application sans le parlement.

De mĂȘme, le rĂ©gime politique haĂŻtien dĂ©fini par la Constitution de 1987 ne prĂ©voit pas qu’il puisse exister un chef de gouvernement sans les AssemblĂ©es lĂ©gislatives. Ce qui fait dire que votre pouvoir ne saurait ĂȘtre la continuitĂ© de celui de Jovenel MoĂŻse, lequel s’est retrouvĂ© brutalement rompu le 7 juillet 2021. C’est la raison pour laquelle il fallait le dĂ©finir et avec les autres acteurs fixer les conditions de la transition dans la perspective d’un retour Ă  la normalisation de la vie dĂ©mocratique et institutionnelle de la rĂ©publique.

L’article 149 en dehors du parlement n’Ă©tait pas une option politique ni constitutionnelle viable. Le bricolage juridique avec lequel on s’est toujours accommodĂ© crĂ©e plus de problĂšmes qu’il n’en rĂ©sout. L’ Ă©garement des politiques vous transforme en un ”monstre bicĂ©phale”, pour rĂ©pĂ©ter le poĂšte maudit Baudelaire, puisque la Constitution de 1987 prĂ©voit une gouvernance Ă  deux tĂȘtes. Les fonctions du prĂ©sident de la rĂ©publique sont distinctes de celles du premier Ministre. Les constituants de 1987, influencĂ©s par les philosophes des LumiĂšres et les thĂ©oriciens de l’État de droit, avaient compris que la dictature ne peut venir que de l’ExĂ©cutif, c’est la raison pour laquelle ils ont multipliĂ© des contre-pouvoirs en vue de modĂ©rer le rĂ©gime hyper-prĂ©sidentiel par les principes de l’État de droit. La force du PrĂ©sident a Ă©tĂ© remplacĂ©e par celle de l’État de droit. C’est un changement majeur opĂ©rĂ© dans les pratiques politiques en HaĂŻti mais les acteurs peinent Ă  comprendre cette Ă©volution majeure de notre histoire constitutionnelle. S’il est vrai que la Constitution de 1987 prĂ©voit un ExĂ©cutif bicĂ©phale, elle en pose les conditions de mise en place. L’unique voie Ă  suivre est celle de l’Ă©lection du PrĂ©sident de la rĂ©publique au suffrage universel, selon les dispositions de l’article 134 de la Constitution et la nomination d’un Premier ministre en application des articles 137 et 158. C’est une formalitĂ© constitutionnelle Ă  laquelle vous ĂȘtes contraint de vous soumettre pour mettre enfin un terme aux multiples projets de transition en discussion, ici et ailleurs !

La question intellectuelle, constitutionnelle et scientifique Ă  rĂ©soudre est la suivante: comment mettre en place dans la transition – quelle que soit le nom qu’elle porte, incluse ou de rupture -, les institutions rĂ©publicaines et dĂ©mocratiques prĂ©vues par la Constitution? L’article 1er de la Constitution de 1987 dĂ©finit HaĂŻti comme une rĂ©publique dĂ©mocratique. Donc, il apparaĂźt Ă©vident que rien de durable ne peut ĂȘtre rĂ©alisĂ© dans une transition. Toutes les institutions prĂ©vues par la Constitution sont lĂ©gitimes et dĂ©mocratiques. La transition est une perte de temps et de ressources. Les institutions lĂ©gitimes de la dĂ©mocratie, je me permets de le rappeler, sont la prĂ©sidence, le parlement, la police, l’ArmĂ©e, la Cour de cassation, le Conseil supĂ©rieur du pouvoir judiciaire, la Justice, la Cour supĂ©rieure des comptes et du contentieux administratif, le Conseil Ă©lectoral permanent, la diplomatie, le Conseil constitutionnel. ect. L’administration publique est l’outil par lequel les gouvernants mandatĂ©s par le peuple mettent en Ɠuvre les politiques publiques en fonction des engagements qu’ils ont pris lors des compĂ©titions Ă©lectorales. C’est le cas de dire que l’administration publique est soumise aux principes de l’État de droit. Le caractĂšre dĂ©mocratique et rĂ©publicain des institutions de la rĂ©publique est assurĂ© uniquement par le suffrage universel. Tout pouvoir non dĂ©lĂ©guĂ© ou transmis en dehors des normes dĂ©mocratiques rĂ©vĂšle donc de la violence (art 59 de la Constitution).

Quels sont donc les avantages de la transition ? Aucun ! Elle est donc la confiscation pure et simple de la souverainetĂ© nationale dont le peuple est le dĂ©positaire exclusif. (art 58 de la Constitution). Elle devient pour les HaĂŻtiens depuis 1986 une forme de prise de pouvoir en dehors de la volontĂ© du souverain. Trois gouvernements constitutionnels – celui de Leslie Manigat (1988) et deux du PĂšre Jean-Bertrand Aristide (1991 et 2004) – ont Ă©tĂ© brutalement renversĂ©s pour dĂ©boucher sur une transition politique. Cette situation est inacceptable. Il est vrai que la dĂ©mocratie libĂ©rale a ses inconvĂ©nients : elle ne permet pas au peuple de sĂ©lectionner les meilleurs. Quand c’est le cas, elle Ă©choue dans ses promesses de crĂ©er une sociĂ©tĂ© de progrĂšs collectif et individuel mais au moins elle permet au peuple de choisir ceux qui doivent le gouverner.

Votre gouvernement n’a d’autre option que de crĂ©er les conditions pour un retour Ă  la normalisation de la vie dĂ©mocratique. Depuis environ deux ans, la nation prend acte de l’effectivitĂ© de votre pouvoir. L’effectivitĂ© n’est pas un langage de droit mais celui-ci traduit ce qui existe en fait. Cette situation de fait n’Ă©tait pas prĂ©vue ni provoquĂ©e par vous. Il serait donc anormal et inappropriĂ© qu’une Constitution Ă©tablisse ses propres conditions de dĂ©stabilisation. Votre pouvoir de facto existe bel et bien et les acteurs appelĂ©s Ă  nĂ©gocier doivent en tenir compte, car on ne peut pas assurer “l’alternance politique” dans la transition. L’alternance politique est un concept de la dĂ©mocratie libĂ©rale. L’histoire de la transition politique dans le monde a toujours rĂ©uni Ă  la table de nĂ©gociation ceux qui dĂ©tiennent le pouvoir de fait et ceux qui espĂšrent arriver au pouvoir par la voie dĂ©mocratique. Or, ce que les dĂ©cideurs de l’Accord Montana semblent proposer, c’est une alternance hors norme pour ce qui est de la transmission du pouvoir. VoilĂ  ce que j’appelle l’anti-dialogue. Et dans ce contexte, votre gouvernement de transition risque de devenir le plus long depuis le dĂ©part des Duvalier. Vous dĂ©tenez un pouvoir total sans ĂȘtre totalitaire mais risque de le devenir si vous tardez Ă  trouver le compromis nĂ©cessaire pour lancer le pays sur la voie des Ă©lections.

Votre gouvernement n’est jusqu’ici responsable que devant lui-mĂȘme. Une situation que vous n’avez pas crĂ©Ă©e certes mais vous ĂȘtes pas sans savoir que sans contrĂŽle, sans transparence, sans reddition de compte, l’Ă©thique gouvernementale diminue chaque jour. Le parlement est l’instance de contrĂŽle par excellence et son bras technique est la Cour supĂ©rieure des comptes et du contentieux administratif. Les instances de contrĂŽle Ă©tablies par les accords du 21 dĂ©cembre 2022 et celui de Montana rĂ©vĂšlent de la pire dĂ©magogie politique. Car le concept de “contrĂŽle” veut dire quelque chose dans la Constitution (voir les articles 129-2, 185 et suivants, 223, 233 de la Constitution de 1987).

Certains disent qu’il faut appliquer l’esprit de la Constitution mais son esprit ne peut pas trahir sa lettre. Ou bien la rĂ©ponse Ă  la crise est constitutionnelle ou bien elle ne l’est pas. Si elle ne l’est pas, la solution doit ĂȘtre politique, c’est-Ă -dire consensuelle, et les acteurs doivent veiller Ă  ce que la formule retenue marche. Cette situation que je viens de dĂ©crire aurait Ă©tĂ© la mĂȘme pour n’importe quel gouvernement de transition. Nous devons sortir du bluff dĂ©mocratique. Avec cette tentation forte de s’Ă©terniser dans les transitions, il y a risque de voir la dĂ©mocratisation d’HaĂŻti renvoyĂ©e aux calendes grecques et la rĂ©forme constitutionnelle noyĂ©e dans les luttes politiques partisanes. MĂȘme si je suis d’avis qu’une vingt-quatriĂšme Constitution ne fera pas Ă©voluer les mentalitĂ©s politiques haĂŻtiennes en raison des rapports difficiles que les Ă©lites haĂŻtiennes entretiennent au droit et Ă  la loi. Le respect de la loi est une question d’Ă©ducation. Pour respecter la loi, il faut apprendre Ă  aimer la loi et la vouloir. Or les Ă©lites haĂŻtiennes n’aiment pas la loi : l’Ă©chec de nos constitutions et les accords rĂ©cents, mĂȘme ceux conclus entre partenaires politiques, sont dĂ»s en partie Ă  notre refus d’accepter les normes.

Dans ce sens, je suis d’avis qu’on ne peut pas remplacer un gouvernement Ă©tabli en dehors de la loi et illĂ©gitime par un autre tout aussi illĂ©gal. Car l’idĂ©e du pouvoir auquel ne s’impose aucune norme est contraire Ă  l’État de droit et Ă  la dĂ©mocratie. Car l’accord du 21 dĂ©cembre 2022 et celui de Montana ne rĂ©pondent pas Ă  cette fameuse question : que fait-on d’un membre du gouvernement ayant commis des crimes et des dĂ©lits dans l’exercice de sa fonction? Pourtant, « les constituants de 1987 ont prĂ©vu la mise sur pied d’un systĂšme dont sont justiciables les dĂ©tenteurs des pouvoirs d’État ». Comment des dĂ©mocrates peuvent accepter d’ĂȘtre des hors-la-loi? Les gouvernants doivent faire preuve de rectitude morale. » Plus son statut est Ă©levĂ© dans la sociĂ©tĂ©, plus grand devient son sens de la responsabilité ».

La transition est mauvaise en soi : elle est un espace d’impunitĂ© dans lequel tout le monde veut s’engouffrer. Et chaque clan cherche Ă  imposer la sienne. Or en dĂ©mocratie, le pouvoir et l’exercice de cette autoritĂ© suprĂȘme signifient responsabilitĂ©.

Dans la recherche d’une solution politique Ă  la crise, on a abouti au Haut Conseil de Transition (HCT). C’est une formule politique et non une rĂ©ponse constitutionnelle. Aucune transition n’est constitutionnelle. Depuis 1986, on en a eu plusieurs. Aucune ne l’a Ă©tĂ©. La transition est le fait du dysfonctionnement de la dĂ©mocratie et de l’État de droit. L’une chasse l’autre.

Si on adore autant la transition en HaĂŻti, c’est parce qu’elle permet Ă  des groupes politiques d’exister. À travers cette bataille oĂč chacun essaie d’imposer sa transition, une volontĂ© oligarchique prend de plus en plus place contre celle du peuple. En effet, l’idĂ©e selon laquelle il y existerait une option constitutionnelle pour rĂ©soudre la crise, laquelle passerait par la mise en place d’un exĂ©cutif bicĂ©phale, n’est purement et simplement qu’une dissimulation de la vĂ©ritĂ© constitutionnelle concoctĂ©e dans quelques ambassades occidentales prĂ©sentes en HaĂŻti. C’est une formule inappropriĂ©e qui avait Ă©tĂ© utilisĂ©e en 2004 suite au coup d’État international qui avait mis fin au pouvoir constitutionnel du prĂ©sident Jean-Bertrand Aristide. Cette manƓuvre n’allait pas sans consĂ©quence sur le plan du droit. L’article 149 appliquĂ© Ă  l’époque pour octroyer un semblant de lĂ©gitimitĂ© au PrĂ©sident Alexandre Boniface n’avait pas d’application en dehors du parlement, illĂ©galement renvoyĂ©. Les coups portĂ©s contre les gouvernements Ă©lus Ă©quivalent Ă  l’abolition pure et simple de la dĂ©mocratie.

Au-delĂ  de la question constitutionnelle et politique Ă  prendre en compte, la complexitĂ© du cas d’HaĂŻti touche Ă  notre condition misĂ©rable. La dĂ©mocratie Ă©lectorale que l’Occident nous a imposĂ©e est celle de la crasse. La dĂ©mocratie est plus qu’un systĂšme politique : elle est une vertu. Comment appliquer cette vertu sans un minimum de bien-ĂȘtre matĂ©riel ? Tout le problĂšme haĂŻtien est lĂ . Point n’est besoin d’aller en JamaĂŻque pour comprendre qu’HaĂŻti produit plus de politiciens que d’entrepreneurs. Sans le dĂ©veloppement Ă©conomique, la crĂ©ation d’emplois et des opportunitĂ©s, aucun prĂ©sident d’HaĂŻti Ă©lu ne terminera son mandat sans heurts. Cette pauvretĂ© sociale augmente le conflit, la haine de l’individu haĂŻtien envers l’autre. Dans la sphĂšre politique, cette haine est proportionnelle Ă  l’ampleur de la menace socio-Ă©conomique que vit l’individu et surtout Ă  la non professionnalisation de la classe politique qui transforme les dĂ©bats d’idĂ©es en combats de coqs. Les attaques dirigĂ©es contre le HCT et sa prĂ©sidente, prof Mirlande Manigat, sur les rĂ©seaux doivent ĂȘtre analysĂ©es Ă  la lumiĂšre de ces rĂ©alitĂ©s et d’autres plus historiques, comme celle d’une guerre permanente contre l’intelligence. Ce qui est difficile Ă  surmonter chez nous, c’est le pouvoir de la mĂ©diocritĂ© et de la bĂȘtise arrogante sur la compĂ©tence. À cause de cette misĂšre matĂ©rielle dans laquelle est plongĂ©e la majoritĂ© de nos concitoyens, les acteurs politiques haĂŻtiens deviennent des acteurs dominants du chaos et de la dĂ©stabilisation de la dĂ©mocratie.

Trente personnalitĂ©s haĂŻtiennes sont attendues en JamaĂŻque. Je crains que ce dialogue ne se transforme en cours magistral sur la dĂ©mocratie, l’État de droit, la bonne gouvernance et les droits aux invitĂ©s haĂŻtiens qui se sont rĂ©vĂ©lĂ©s incapables de vivre dans une HaĂŻti moderne dominĂ©e par le respect des normes. Le Dr Jean Price Mars avait parlĂ© de la vocation de l’élite. Leslie Manigat de son cĂŽtĂ©, avait mis l’accent sur l’éducation de celle-ci. Enfin, disait il, les Ă©lites haĂŻtiennes doivent ĂȘtre Ă©duquĂ©es sur de nouvelles bases, notamment sur les valeurs comme l’intĂ©gritĂ©, le patriotisme et la solidaritĂ©.

MalgrĂ© tout, nous devons rĂȘver Ă  l’entente et la concorde entre les HaĂŻtiens. Je ne souhaite l’Ă©chec d’aucune initiative de pourparlers car c’est finalement le pays qui en paie les consĂ©quences. Quand la lĂ©galitĂ© et la lĂ©gitimitĂ© ne sont nulle part, l’esprit du compromis doit prĂ©valoir. Pour trouver la formule politique qui marchera, d’un cĂŽtĂ© comme de l’autre, il faut Ă©viter l’agressivitĂ© et privilĂ©gier la flexibilitĂ© pour arriver Ă  un compromis acceptable, c’est-Ă -dire cesser de tirer la couverture Ă  soi pour regarder un pays qui se dĂ©prĂ©cie. Nous devons tous abandonner les idĂ©es belliqueuses dans la recherche de la solution politique Ă  la crise afin de trouver la voie pour un retour Ă  la normalisation de la vie politique. Celle-ci doit passer par l’organisation des Ă©lections, condition indispensable pour que les gouvernants aient la lĂ©gitimitĂ© pour dĂ©cider au nom de la rĂ©publique.

À mon sens, le compromis devrait porter sur un Ă©largissement possible du HCT aux non signataires de l’Accord du 21 dĂ©cembre 2022 considĂ©rĂ© par plus d’un comme un pas important. Un remaniement ministĂ©riel en profondeur est nĂ©cessaire afin d’élargir le gouvernement Ă  d’autres sensibilitĂ©s politiques et la mise en place d’un CEP de compromis ayant en son sein les reprĂ©sentants des secteurs vitaux de la nation. Face Ă  cette crise exceptionnellement grave, le temps est enfin arrivĂ© pour faire le plein des compĂ©tences.

Le rĂ©tablissement de la sĂ©curitĂ© publique qui est un prĂ©alable Ă  l’organisation des Ă©lections est liĂ©e Ă  la question de la gouvernance qui doit ĂȘtre revue. Il est Ă  souhaiter que la communautĂ© internationale avec laquelle les Ă©lites haĂŻtiennes haĂŻtiennes partagent la responsabilitĂ© de l’effondrement d’HaĂŻti, apportera son appui militaire et financier pour aider les forces publiques Ă  rĂ©tablir la sĂ©curitĂ© en HaĂŻti.

Contrairement aux idĂ©es tenaces Ă  prĂ©tention hĂ©gĂ©monique qui remettent en cause le principe de l’Ă©galitĂ© de tous devant la loi et en-deçà de mes intentions premiĂšres, ma lettre veut apporter un peu de lumiĂšre afin de faire naĂźtre quelques espĂ©rances. Sachant que nous ne sommes pas condamnĂ©s comme peuple universel et historique Ă  brĂšve Ă©chĂ©ance, j’ai toujours cru en l’Ă©volution de cette petite patrie que nous devons aimer de fructueuses amours, pour rĂ©pĂ©ter le premier constitutionnaliste haĂŻtien, le Dr Louis Joseph Janvier. La vie toujours possible dans ce coin de terre m’amĂšne Ă  dire que cela marchera pour HaĂŻti ou alors il faudrait dĂ©sespĂ©rer du pays.

Recevez monsieur le Premier ministre mes respectueuses salutations !

Sonet Saint-Louis, av
Professeur de droit constitutionnel et de mĂ©thodologie avancĂ©e de la recherche juridique Ă  la facultĂ© de droit de l’UniversitĂ© d’État d’HaĂŻti.
Email: sonet.saintlouis@gmail.com. tel 44073580

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