Texte de réflexion
Chers compatriotes haïtiens, sommes-nous aujourd’hui une nation ?
Haïti n’a cessé de vivre des spirales de crises de tout genre. Une réalité dont nous subissons les conséquences depuis les premières années qui ont suivi la proclamation de notre indépendance. Les phénomènes et turbulences politiques auxquels nous assistons ces vingt dernières années ne sont donc que la reproduction amplifiée des lamentables situations que connait le pays depuis le début de son histoire. Au cours des ans, nous, peuple de référence en matière d’histoire de la liberté, sommes devenus, hélas! une communauté en quête de définition
Les vaillants héros qui se sont sacrifiés pour briser les chaines de l’esclavage en combattant victorieusement contre la puissante armée de Napoléon Bonaparte et accoucher la première république noire du monde, ont réalisé une gigantesque œuvre qu’on aurait cru impossible à l’époque, tenant compte de la réalité et le contexte du moment.
Mais cette belle victoire célébrée le premier janvier 1804, le jour de la proclamation de l’indépendance de la nouvelle nation, fut malheureusement suivie, deux ans plus tard, par l’assassinat de celui qui est reconnu comme le père de la patrie haïtienne, Jean-Jacques Dessalines. Et le pays est entré dans une ère de violences dirigées non contre des colons, mais contre ses propres fils qui s’entredéchirent.
Haïti existe, mais comme nation, elle a du mal à prendre corps. Les fils de la patrie n’entendent s’unir que dans le cadre d’alliances ou de solidarité conjoncturelle en vue d’atteindre un but, non motivé par la recherche du bien-être ou bonheur collectif. La bizarre réalité, c’est que le plus souvent on lutte ensemble contre un adversaire commun, et on devient, tout de suite après, des adversaires s’entredéchirant soit pour avoir la place privilégiée de l’adversaire qu’on aura vaincu ensemble, soit pour des intérêts mesquins ou de groupe.
La réalité indéniable, c’est que l’haïtien d’aujourd’hui n’aime pas son pays, il n’aime pas ses compatriotes, il n’a pas le sens de la préservation des biens collectifs, il n’entend pas les défendre. Et quand même il défend une cause commune, le plus souvent il le fait en vue d’un objectif personnel voilé. L’empathie lui fait cruellement défaut.
Les malheurs de nos frères et sœurs nous laissent indifférents, en témoigne l’attitude d’une large proportion de la population qui ne manifeste aucune sympathie à l’égard des compatriotes victimes du terrible et actuel phénomène du kidnapping que s’il s’agit d’éléments issus de leur groupe ou de membres de leur famille. Ainsi, nous faisons en quelque sorte un abus de langage quand nous osons parler de « nation haïtienne ».
La nation est une notion qui s’apparente à celle d’une grande famille, constituant une structure où les membres, non seulement partagent en commun une culture, une histoire, une langue, mais aussi se soucient les uns des autres et se sentent responsables les uns à l’égard des autres.
Sentiment d’appartenance oblige, aucun membre d’une famille ne restera indifférent ou insensible aux attaques que subit un frère ou une sœur. Comment donc parler de famille ou nation haïtienne quand c’est la logique du « chak koukouy klere pou je w » qui s’applique au sein de la communauté haïtienne.
Aujourd’hui, nous assistons à l’un des pires phénomènes dans l’histoire de notre pays. Des bandes criminelles opérant dans les différentes régions géographiques du pays imposent leur loi dans la république et terrorisent régulièrement l’ensemble de la communauté. Et même face aux atrocités commises par les membres des gangs éparpillés sur tout le territoire, l’indignation ne fait pas l’unanimité parmi les membres de la population.
Et pire, le phénomène lui-même est l’œuvre d’une industrie infernale créée, administrée et opérée par des haïtiens en vue de la destruction d’haïtiens et de la vie de la communauté haïtienne.
Question ? Pourquoi n’assiste-t-on pas à un grand mouvement de protestation impliquant tous les secteurs de la vie nationale et toutes les couches de la communauté pour dire non à cette descente aux enfers à laquelle nous assistons ces dernières années, et qui plonge le pays dans une situation catastrophique frisant le seuil de l’invivable ?
Certes, nous comptons de nombreuses initiatives de protestations populaires qui ont eu lieu depuis la montée en puissance du phénomène du grand banditisme et ses corolaires en Haïti, mais à chacune des occasions, il s’agissait le plus souvent de mouvements entrepris pas un secteur ou un groupe de la société dont un ou des membres ont été victimes.
Le secteur éducatif se mobilise et proteste sur le béton contre la dégradation du climat sécuritaire quand un écolier, un professeur ou un autre élément lui appartenant est enlevé par des ravisseurs ou est victime de l’insécurité qui ne cesse d’endeuiller les familles haïtiennes. Et les membres des autres secteurs suivent la même logique. On se soucie de son clan. On s’inquiète pour ses proches. On réclame justice pour les membres de sa classe.
Mais quand ce n’est pas le décor, on suit le train de sa vie à la normale, on s’en fout pas mal de ce qui arrive autres, on se tait. Jusqu’à ce que le malheur frappe aussi un jour à sa porte.
Nous avons, en toute apparence, été dépouillés de certaines notions relatives aux valeurs morales et citoyennes qui devraient pourtant caractériser notre identité en tant que nation, notamment la fraternité, la solidarité, l’empathie, le respect de la vie et des biens publics et privés. Nous sommes évidemment un peuple, avec une charge historique impressionnante aux yeux du monde, mais les caractéristiques d’un peuple qui constitue une vraie nation nous font cruellement défaut.
Fritzner Michel
Lakay info509