Texte d’opinion
L’affaire des gangs armés en Haïti: Quand la communauté haïtienne respire la peur
La génération actuelle vit ces dernières années en Haïti des événements inédits, horribles, et assiste à des phénomènes multidimensionnels qui évoluent à des fréquences impressionnantes, accouchant des conséquences terribles sur la vie de la communauté, menaçant même son existence. Alors que le peuple haïtien attendait des réponses pendant de nombreuses années à de multiples préoccupations en vue de son bien-être, le phénomène du grand banditisme et de l’insécurité s’est brutalement propulsé au devant de la scène et est devenu ces derniers temps la préoccupation.
Le problème de cette « nation » est multidimensionnel et très complexe. Il s’apparente à un système d’équations dans lequel apparaissent constamment et mystérieusement de nouveaux inconnus à mesure qu’on progresse dans le cadre des démarches de sa compréhension.
Le phénomène des bandes criminelles tel que cette génération le connait est récent. Cependant, les conditions à la base de son développement sont mises en place depuis bon nombre d’années. D’abord, en considérant la situation socio-économique du pays qui n’a cessé de se détériorer depuis plusieurs dizaines d’années. L’agriculture, un secteur d’activité de production moteur pour le développement économique du pays, est en régression considérable depuis très longtemps. Et l’escalade continue.
Aucun programme de développement et de modernisation agricole n’a été mis en œuvre par les décideurs en vue de redresser la pente. Entre-temps, les produits étrangers ont continué à envahir le marché local. Certainement, nous vivons les résultats de la politique « Dumping » appliquée par des puissances mondiales contre Haïti. Le projet de ces dernières, dès le départ, c’est la destruction de la production agricole locale. ll y a quelques temps, depuis que les terres arabes en Haïti ne donnent pas le même niveau de rendement que dans le passé. Une situation qui a fini par décourager les cultivateurs, qui se sont pour la plupart orientés vers d’autres secteurs d’activité.
En effet, une part de ces travailleurs de la terre ont dû migrer dans les grandes villes, particulièrement dans la capitale haïtienne à la recherche d’opportunité de travail. Dans cette catégorie se retrouvent de jeunes hommes non-éduqués ou de faible niveau d’éducation, n’ayant pas d’autres profession que celle de travailler la terre pour cultiver. Ces derniers se sont vus livrer, pour la plupart, à des activités louches pour survivre, au risque de se faire attraper par les forces de l’ordre ou par la population pour finir en prison s’ils arrivent à échapper au lynchage, ou en enfer.
De nos jours, la zone métropolitaine de Port-au-Prince compte pas mal de bidonvilles qui regorgent de jeunes oisifs ou sans emploi. Certains d’entre eux viennent de milieux ruraux, d’autres ont grandi sans l’assistance de leurs parents qui vivent en province. D’autres sont des enfants et jeunes des rues qui n’ont même pas un endroit où se loger.
La précarité des conditions de vie de cette catégorie sociale rend vulnérable à la tentation de commettre des actes malhonnêtes ou criminels pour empocher de l’argent. Ces jeunes, en quelques sortes, constituent une main-d’œuvre disponible au service d’autres catégories de personnes malintentionnées qui sont à la recherche de bras armés pour accomplir de sales besognes. Des acteurs politiques se servent de ces jeunes gens lors de la période des campagnes électorales. Ils les engagent en tant que groupes d’intimidation ou de pression en vue de s’assurer une victoire par des mannoeuvres déloyales. Des hommes d’état les utilisent également pour la consolidation de leur pouvoir. Ces bras armés se mettent aussi au service de puissants hommes d’affaires et riches personnes désirant concrétiser un projet criminel.
Ainsi se créent des groupes armés devenus ces derniers temps très puissants à la faveur de la complicité ou de l’impuissance de l’Etat, qui se trouve visiblement dépassé par l’ampleur actuel du phénomène du grand banditisme.
Selon certains observateurs, la gangstérisation du pays était à un certain niveau prévisible. En effet, dix ans plutôt, on pouvait remarquer une population d’enfants et adolescents occuper l’aire du Champ-de-Mars, et présents également partout à travers les rues de Port-au-Prince et de différentes autres communes, munis d’un morceau de tissus à essuyer les pares-brise des véhicules contre quelques sous. Ces enfants laissés pour contre sans aucune forme d’assistance sociale, se débrouillant eux-mêmes comme des adultes pour se nourrir et s’offrir tout ce dont ils avaient besoin.
Ces jeunes dont nous parlons et qui ont aujourd’hui jusqu’à environ 25 ans, et qui ont grandi dans la rue sans éducation, sans profession, sans soutien, ils sont devenus quoi aujourd’hui ? Certes, les gangs armés ne comportent pas que des illettrés ou analphabètes. Il y a également des jeunes professionnels et même des dissidents des forces de la police nationale. Mais il reste certain qu’une très large proportion est issue de la catégorie que nous venons d’évoquer.
L’une des questions pertinentes qui reviennent sur les lèvres des commentateurs et analystes quand le phénomène des gangs armés est abordé, c’est la provenance des armes et munitions que les bandits utilisent. Alors qu’ils viennent de milieux défavorisés et évoluent visiblement dans des conditions précaires, ces jeunes « soldats » ont en leur possession un impressionnant arsenal composé d’armes de pointe et de gros calibre. Paradoxalement, et d’aucun n’en doute, ils disposent de matériels de loin plus puissants et de meilleure performance que ceux que détiennent les forces de l’ordre.
A maintes reprises, les chefs de gangs ont pris le plaisir à exhiber fièrement sur les réseaux sociaux leur imposant arsenal. Ils ne semblent s’inquiéter de rien. Aucun ménagement quand leurs matériels pleuvent le feu pour un rien ou pour faire répandre le sang, comme s’ils disposaient d’intarissables réserves d’armes automatiques et de munitions. Nul besoin de l’affirmer. C’est évident que les bandits armés n’achètent pas leurs armes. Voilà un des inconnus du système d’équations (bien connu pourtant).
Depuis plusieurs années des gangs rivaux s’affrontent dans le secteur de l’entrée sud de la capitale haïtienne. Cette bataille acharnée a causé la paralysie des activités de transport en commun, de sorte qu’il est devenu impossible, depuis 2021, de traverser la zone de Martissant pour se rendre vers l’autre coté de la commune de Port-au-Prince menant à la région du grand sud sans risquer sa perte.
Nous sommes en 2023, et si les lignes ont bougé, c’est certainement dans le sens négatif. Car, non seulement les autorités étatiques ont affiché une impuissance palpable en ce qui concerne leur capacité d’entreprendre des démarches ou de poser des actions visant à reprendre le contrôle de la zone de Martissant, mais d’autres foyers de gangs qui se sont constitués dans d’autres zones dans la région métropolitaine ont dû prendre la commande et reproduire la réalité de ce qui se passe à l’entrée sud de Port-au-Prince.
En effet, les bandes criminelles pillulent et deviennent de plus en plus fortes et structurées. Si laisser Port-au-Prince pour se diriger vers Les Cayes ou même vers Carrefour n’était possible qu’au risque de laisser sa peau pendant la traversée de Martissant, aujourd’hui c’est le même risque à prendre pour se rendre dans le grand Nord, car les criminels qui forment le gang qui opère à Canaan règnent dans le secteur, terrorisent, tuent, volent, violent, séquestrent, attaquent les véhicules privés et de transport public qui tentent de traverser.
Comme alternative, pour éviter Canaan, il faut emprunter la voie qui mène à Mirbalais (département du centre) et parcourir une très longue distance traversant plusieurs communes du département de l’Artibonite avant de regagner la route nationale #1 à hauteur de Pont-sondé pour ainsi être en mesure de se diriger vers des destinations dans le grand nord et même pour se rendre vers certaines communes dans le département de l’Ouest comme Cabaret et Arcahaie.
Et même ce circuit alternatif ne garantit pas un trajet en toute sécurité à l’abri des malfrats, tenant compte de ceux du gang armé 400 Mawozo qui se base à Croix-des-Bouquets, et de l’existence de plusieurs groupes armés illégaux qui opèrent dans le bas-artibonite, dont le gang de Savien (Gran grif).
Port-au-Prince est pratiquement coupé du reste du pays. Tabarre, Pétion-ville sont, entre autres, des communes de la zones métropolitaine de Port-au-Prince qui ne sont pas totalement contrôlées par les forces de l’ordre. Le gang de Vitelhomme qui vient de défier les forces publiques en rasant le commissariat de Pernier dans la nuit du 28 au 29 janvier 2023 en est une parfaite illustration. Les membres de cette même bande criminelle ont massacré quatre policiers à Pétion-ville le vendredi 20 janvier 2023.
Au total, seulement pour le mois de janvier, près d’une vingtaine d’agents de la PNH ont été assassinés par des bandits armés. Précisons également que, selon un rapport du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), 78 policiers ont été abattus par des membres de gangs entre 20 juillet 2021 et 26 janvier 2023.
Pour rappel, de nombreuses opérations policières contres des bases de gangs ont lamentablement échoué. La plus spectaculaire de ces défaites remonte au 12 mars 2021 où le gang « 5 segond » dirigé par le dénommé Izo avait massacré à Village de Dieu cinq policiers qui s’y étaient rendus pour une opération. Leurs cadavres ont été humiliés, et la scène a été filmée et postée sur les réseaux sociaux. Les parents de ces victimes n’ont jamais retrouvé leurs corps. Les forces de la PNH se trouvaient dans l’incapacité de ramener les cadavres des missionnaires assassinés sur le champ de bataille.
Un épisode similaire a eu lieu au début de l’année 2023, soit le mercredi 25 janvier, où les hommes armés du gang de Savien opérant dans le bas-Artibonite baptisé « Gran grif » ont attaqué et supprimé 7 agents des forces de la Police nationale à Liancourt. Leurs corps n’ont pas pu être récupérés par les autorités policières.
Martissant reste et demeure une mission impossible pour l’Etat haïtien ; l’entrée nord de la capitale est bloquée, contrôlée par des gangs armés basés à Canaan ; à l’entré Est de la capitale, le gang des 400 Mawozo terrorise la commune de la Croix-des-Bouquets et ses environs ; dans la commune de Petion-ville le gang de Ti Makak règne dans les hauteurs au Niveau de Laboule et des quartiers voisins ; Vitelhomme et sa bande armée contrôle des territoires dont Pernier. Les bandes criminelles se sont également étendues au-delà de la capitale et font parler leur cruauté dans certaines zones provinciales.
N’est-il donc pas sensé de se poser cette question « légitime » : Comment l’Etat, dans son entièreté, peut-il être tenu en échec devant quelques groupes d’individus armés illégaux ? Il s’agit ici d’un autre inconnu du système (inconnu pour certains).
Pour paraphraser le batonnier de l’ordre des avocats de Port-au-Prince, victime lui-même du climat d’insécurité qui s’installe dans le pays, « Haïti n’est ni gouverné ni administré ». Alors que le pays ne compte pas un élu en fonction en ce début d’année 2023, les gangs font la loi, les autorités étatiques de facto s’affichent impuissantes, la population est livrée à elle-même, et chaque citoyen constitue une proie qui attend son tour d’être pris au filet des forces ténébreuses.
Fritzner Michel
Lakay Info509